23
Paula Jones demeura près du feu bien après le départ des autres.
Elle savait qu’elle avait touché le fond. Elle s’était rendue coupable de pas mal de choses répréhensibles ces dernières années. Vols, tricheries, chèques sans provision, arnaques à la petite semaine, n’importe quoi pour retourner jouer. L’heure était venue de passer à la caisse.
Elle observa ses mains. Elle n’avait pas tué Jeanne Leblanc – oh, ça non –, elle l’avait juste plantée en plein désert, les narines encore blanches de coke, le visage hideusement congestionné. Depuis, l’image revenait chaque nuit. À peine avait-elle éteint que le spectre de Jeanne était là. Dans la minute. Tout sourire.
« Regarde ce que tu m’as fait, Paulaaaaa… »
Elle tritura les braises mourantes à l’aide d’un morceau de fer. Quelque part, sa situation actuelle avait du bon. Maintenant qu’elle avait avoué le vol d’identité, les flics ne tarderaient plus à venir la cueillir. Les peurs qu’elle fuyait depuis des années la rattraperaient enfin. Elle ne reverrait pas sa fille, ni son mari, mais sa vie redeviendrait simple. Il suffisait de se faire à l’idée de la prison.
C’est terminé. La reine est morte, vive la reine !
Elle observa les étoiles une dernière fois, jeta un peu de terre sur les braises, puis se dirigea vers la porte arrière du Pink’s.
L’intérieur était noir et silencieux.
Elle cligna les yeux : elle pouvait à peine deviner les contours de la cuisine et les ombres de la réserve. Elle entra, songeant qu’elle avait été stupide d’éteindre le feu. Le premier couplet de Stand By Me lui vint aux lèvres, comme lorsqu’elle était toute gamine et que son père la forçait à descendre à la cave chercher une énième bouteille d’alcool. Elle avança à tâtons, main gauche en avant – la droite tenait encore le mouchoir en soie de Lenny.
No, I won’t be afraid
Oh, I won’t be afraid
Heureusement qu’elle logeait au premier étage avec Rodriguez. Elle n’aurait jamais eu le courage de dormir seule.
Elle fredonna le couplet suivant et contourna une table encombrée de casseroles, en réfléchissant au déroulement de cette journée bizarre.
Onze personnes bloquées dans ce trou perdu. Un accident, qu’ils disaient. Le problème, et Paula le sentait bien, c’était qu’un truc ne tournait pas rond. Ses soucis à elle étaient une chose. Pour le reste, on s’était acharné à éviter toute discussion à propos de l’accident. Tom Lincoln en tête, mais les autres aussi. Il suffisait d’évoquer le sujet pour se mettre à dos Karen et Cole. Stern paraissait trop calme. Et miss O’Donnel trop inquiète. La tension grimpait en flèche. Et de l’avis de Paula, ces cinq-là cachaient une information. Elle se demandait bien quoi.
Elle pénétra dans la salle principale et fit courir sa main le long du comptoir, lorsqu’elle entendit un grincement. La porte côté rue était entrebâillée. Ses yeux parcoururent la salle et s’arrêtèrent sur une ombre verticale près du mur, côté juke-box.
Son cœur cessa de battre.
Quelqu’un se tenait là-bas, en train de la regarder.
Elle attendit, pétrifiée.
Rien ne bougea.
Au bout d’un temps infini, un coyote hurla dans le lointain. La porte grinça de nouveau et un rayon de lune vint éclairer la scène : Paula réalisa qu’elle était en train de contempler la pile de valises qu’ils n’avaient pas fini de ranger.
— Merde. Quelle conne.
Elle s’appuya sur le comptoir et se donna une minute pour reprendre son souffle. Dans la glace située derrière le bar, son double lui rendit un regard piteux.
Cinquante et un ans, et elle se tirait la tronche d’un cadavre. Le mouchoir en soie de Lenny lui échappa des mains. Elle se baissa pour le ramasser. Lorsqu’elle se redressa, le reflet d’un homme se tenait debout à côté d’elle dans le miroir.
Une main se plaqua contre sa bouche.
Une onde de terreur pure lui traversa la colonne vertébrale, telle une coulée de glace. Elle sentit un objet appuyer contre son cou. Il y eut un grésillement électrique. Elle voulut crier. La main l’en empêcha.
— Ne crains aucun mal, dit la voix.